Si la question du destin des lieux de culte se pose aujourd’hui, alors que certaines églises sont transformées, en France comme ailleurs, en médiathèques ou encore en hôtels, c’est parce
que ces édifices, riches et divers en termes d’âge, de forme, de décors, de procédés constructifs ou de règles d’implantation, peuvent être certes restaurés ou rénovés, mais aussi abandonnés, dénaturés voire détruits.
Dans le cas des lieux de culte, le processus architectural naturel de transformation semble parfois balayer sans retenue des traditions solides et ancrées dans la longue histoire des religions. L’interrogation provient de la dualité du regard porté sur ces édifices. D’une part, les lieux de culte sont regardés avec les yeux de Victor Hugo, qui, dans Notre-Dame de Paris, permet à Quasimodo, dans une scène spectaculaire et mémorable, de sauver la belle Esmeralda en la ramenant dans la cathédrale, véritable personnage incarné, en invoquant pour la bohémienne un ancestral droit d’asile1 : les lieux de culte, avant tout, sont ou ont été des lieux de pratiques religieuses et participent donc à ce titre du sacré. D’autre part, ces édifices sont aussi regardés comme des constructions humaines, des bâtiments insérés dans des territoires et donc parties prenantes de systèmes juridiques et politiques fixant les cadres réglementaires de leur existence. Dès lors, entre le divin et le terrestre, qui, de Dieu ou des hommes, peut décider de leur avenir ? Pour poser la question plus simplement : à qui les lieux de culte appartiennent-ils ?
En France, le traitement de la question de la propriété des lieux de culte, s’il concerne l’ensemble des cultes et pratiques religieuses, est directement lié au rapport de force historique qui s’établit, à l’aube du XXe siècle, entre une IIIe République triomphante, appuyée sur la notion de laïcité, et l’Église catholique, bousculée dans ses fondements par la modernité. L’essentiel des dispositions concernant l’immobilier cultuel est ainsi contenu dans la grande loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État2 , qui rompt de manière unilatérale le régime concordataire alors en vigueur3 , loi modifiée de manière substantielle par la loi du 13 avril 1908 sur l’attribution des biens et édifices du culte4 .
Dans ses grandes lignes, le dispositif réglementaire prévoit, pour les édifices existant en 1905, le transfert de la propriété des lieux de culte à des associations cuiltuelles, dont les principes constitutifs sont définis par la loi. Les cultes protestants et israélites, qui possèdent en 1905 des édifices religieux sur le territoire français, forment immédiatement de telles associations, qui deviennent donc propriétaires des lieux de culte concernés. En revanche, dans le contexte conflictuel qui existe alors entre le Vatican et le gouvernement républicain français, l’Église catholique, pour sa part, refuse de constituer des associations cultuelles. Comme le prévoit la loi, les lieux de culte que sont les églises, qui ne peuvent donc pas être transférés, deviennent, par défaut, propriété de l’État. Cependant, dans le cadre du respect du libre-exercice des cultes, la loi prévoit également que les lieux de culte soient mis à disposition des populations, de manière gratuite et perpétuelle : un régime d’affectation légale est donc mis en place, qui permet aux curés d’être affectataires de leurs bâtiments, au même titre que les associations cultuelles, la propriété réelle restant alors, dans ce cas, soit celle de l’État, soit, selon les dispositions légales et le plus souvent, celle des communes5 . Enfin, pour les bâtiments construits après 1905, l’obligation d’associations cultuelles s’impose et c’est donc le droit de la propriété privée qui prévaut, avec toutes les garanties afférentes.
Ainsi, la loi de 1905 apporte bien des réponses juridiques et des outils adaptés pour désigner les intervenants légitimes dans la prise de décision concernant le devenir des lieux de culte, ces derniers étant soumis, en raison de leur dimension religieuse intrinsèque, à la seule volonté des associations cultuelles où des affectataires. L’abandon de la dimension religieuse d’un lieu de culte par sa transformation, son changement d’usage voire sa destruction ne peut se faire que par l’expression préalable d’une volonté explicite des garants de la pratique religieuse dans l’édifice en question, soit en tant que propriétaires décidant librement de la destination de leur bien, soit en tant qu’affectataires renonçant, selon des dispositions encadrées par la loi, à l’édifice affecté. ce qui revient in fine à faire basculer l’édifice dans l’usage commun.
Cependant, la clarté et l’efficacité de ces dispositions juridiques, comme le consensus existant autour de la question de la laïcité républicaine, ne semblent pas épuiser le sujet : le lieu de culte renvoie à des représentations culturelles profondes qui dépassent largement l’aspect religieux au sens strict du terme.
En effet, au-delà des noms et des formes, les bâtiments qui ont en commun de servir à l’exercice d’un culte sont des lieux très spécifiques, qui possèdent, mêlés et indissociables, des caractères relevant de logiques très diverses. Ce sont, en effet et avant tout, des bâtiments fonctionnels, adaptés au culte dont ils participent et contenant les espaces et les objets nécessaires à la pratique. Ce sont aussi des bâtiments d’accueil du public, capables de recevoir des communautés de fidèles et qui se doivent donc d’être à la hauteur des enjeux démographiques. Ce sont également des bâtiments considérés par les uns, souvent reconnus par les autres, comme sacrés et qui définissent par leurs contours physiques des espaces particuliers, situés hors des caractères classiques. Enfin, ces bâtiments emblématiques sont des marqueurs territoriaux, historiques, culturels, identitaires, qui, le plus souvent, par une recherche pleine de révérence de l’excellence architecturale et artistique, témoignent des prouesses techniques et créatrices d’une époque.
Les lieux de culte sont donc des lieux à part. Les bâtiments qui les incarnent sur le territoire héritent de cette richesse multiple, devenant des objets polysémiques qui forcent l’attention de tous. Si la loi de 1905 donne bien aux hommes les outils nécessaires pour organiser la présence du sacré sur le territoire, à la fois édifice d’exception lié au mystère divin -comme à l’histoire des civilisations- et simple bien immobilier, c’est dans cette ambivalence que réside toute la complexité de la question de leur destin.
Olivier LERUDE
architecte urbaniste de l’État
- « En effet, dans l’enceinte de Notre-Dame, la condamnée était inviolable. La cathédrale était un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil. » ; Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Gallimard, 1986, p. 448. ↩
- La loi du 9 décembre 1905, toujours en vigueur, comporte six titres et quarante-quatre articles : la version actuelle est consolidée qu 19 mai 2011. La question des édifices cultuels est traitée par les dispositions des titres II et III, portant respectivement sur l’attribution des biens et sur les édifices des cultes. ↩
- Avant 1905, les rapports entre la France sous ses différents régimes successifs et l’Église catholique sont régis par le Concordat napoléonien de 1801. La rupture du Concordat que représente la loi du 9 décembre 1905 est fortement condamnée par le Vatican (encyclique Vehementer nos du 11 février 1906). Cette problématique concordataire est particulièrement importante pour l’Alsace et la Moselle puisque le Concordat de 1801 s’y applique encore aujourd’hui. En effet, ces deux départements étant en 1905 territoires allemands, la loi de séparation des Églises et de l’État ne les a pas concernés lors de sa promulgation, tandis que le choix politique de maintenir le Concordat lors de la réintégration de ces territoires après la guerre en 1919 a prolongé cette situation. Le Conseil constitutionnel a par ailleurs réaffirmé en 2013 la validité de cette situation (décision 2012-297 QPC du 21 février 2013). ↩
- La loi du 13 avril 1908 sur l’attribution des biens et édifices du culte modifie les articles 6, 7, 9, 10, 13 et 44 de la loi du 9 décembre 1905. ↩
- Selon l’article 9 de la loi du 9 décembre 1905 modifié par l’article 1er de la loi du 13 avril 1908. ↩